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L’invité : Nicolas Sarzeaud, médiéviste, doctorant à l’EHESS
Négatif de la photographie du suaire prise en 1898 par Secondo Pia
L’objet : le suaire conservé à Turin, et les controverses qu’il alimente
La discussion :
- Le statut et la façon de nommer l’objet connu comme « suaire de Turin », et les problèmes de qualification que cela pose : suaire, linceul, relique, drap, image, « saint suaire »… ?
- L’existence d’une « discipline » propre à l’étude de cet objet, la « sindonologie », qui vise à prouver que le suaire est authentiquement celui qui entourait le Christ, avec des méthodes para- ou pseudo-scientifiques
- La page wikipédia du suaire de Turin, reflet de cette tension entre partisans de l’authenticité, et chercheurs attachés à la datation établie au XIVe siècle
- Un débat paradoxal : l’objet est très bien connu, beaucoup plus que beaucoup d’autres artefacts du Moyen âge, et très peu « mystérieux » en réalité
- Le nombre étonnant des reliques du Christ au Moyen âge : environ 80 suaires !
- Un débat dont les données se nouent à la toute fin du XIXe siècle, à travers les photographies du suaire par Secondo Pia qui ont assuré sa popularité, en tant que « négatif » de l’image du Christ, à un moment déterminant pour l’histoire des images
- La remise en cause de l’authenticité du suaire par Ulysse Chevalier au début du XXe siècle, avec les outils de la critique documentaire, et les violents débats que cela suscite
- Les stratégies discursives des « sindonologues » pour étayer l’idée de l’authenticité du suaire
- Pour « remédiévaliser » le suaire, tour d’horizon des sources contemporaines du XIVe siècle, et des premiers conflits qui entourent l’objet
- Des conflits qui impliquent le roi de France et la papauté
- La valeur de l’objet et les litiges qui continuent de l’entourer au XVe siècle
- Comment inscrire le suaire dans un questionnement plus général sur les reliques médiévales ?
Bibliographie (établie par Nicolas Sarzeaud) :
Pour les italianophones, l’ouvrage le plus complet sur l’histoire du saint Suaire depuis le xive siècle est celui d’Andrea Nicolotti, Storia e leggende di una reliquia controversata, Turin, Einaudi, 2015. Il a aussi produit plusieurs autres livres sur les théories sindonologiques, notamment en anglais From the Mandylion of Edessa to the Shroud of Turin. The Metamorphosis and Manipulation of a Legend, Leyde, Brill, 2014.
En français, les références sont plus anciennes mais on peut lire la très belle réflexion d’Odile Cellier sur l’histoire du saint Suaire et sa place dans le catholicisme contemporain, Le Signe du linceul, Paris, Cerf, 1992. Une synthèse en ligne ancienne mais de très bonne qualité a été publiée par l’archiviste André Perret, « Essai sur l’histoire du Saint Suaire du XIVe au XVIe siècle. De Lirey (Aube) à Chambéry », Mémoires de l’Académie Des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Savoie, IV, 1960, p.49-121 :
L’étude du saint Suaire dans une perspective d’histoire sociale est récente et en pleine expansion. On peut citer pour l’époque moderne un ouvrage italien de Paolo Cozzo, La geografia celeste dei duchi di Savoia. Religione, devozioni e sacralità in uno stato di età moderna, Bologne, Mulino, 2006 et la publication d’un colloque récent : Paolo Cozzo, Andrea Merlotti, Andrea Nicolotti (dir.), The Shroud at Court. History, Usages, Places and Images of a Dynastic Relic, Leyde, Brill, 2019
Pour se pencher sur un autre suaire à l’œuvre au Moyen Âge, celui de Cadouin-Toulouse a été remarquablement étudié par Michelle Fournié dans plusieurs articles, notamment celui-ci : «Les miracles du suaire de Cadouin-Toulouse et la folie de Charles VI », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 99, Paris, 2013, p. 25-52. A l’heure de l’enregistrement du podcast se tenait un colloque sur la Sainte-Coiffe de Cahors, autre suaire méridional, dont on attend la publication.
Sur la question de la position de l’historien face aux croyances, Jean-Claude Schmitt a écrit des articles fondamentaux, notamment « Les “superstitions” », dans Jacques Le Goff et René Rémond (dir.), Histoire de la France religieuse, tome I, Des dieux de la Gaule à la papauté d’Avignon, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 425 ou encore « ‘Religion populaire’ et culture folklorique (note critique) », Annales, 31e année, n°5, 1976, p.941-953. Un merveilleux exemple de cette démarche au travail est Le saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le XIIIe siècle, Paris, Flammarion, 2004 (1ère éd. 1979).
A propos des croyances contemporaines et de la difficulté qu’ont les sciences humaines à se saisir sans préjuger des dévotions du proche, le sociologue Pierre Lagrange donne un point de vue stimulant dans, “Pourquoi les croyances n’intéressent-elles les anthropologues qu’au-delà de deux cents kilomètres ?”, Politix, 2012/4 (n° 100), p. 201-220.
Les autres références citées dans l’émission :
- Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, gallimard, 1980.
- Pierre-Olivier Dittmar, « La mécanique des suaires », 2012
- Patrick J. Geary, Le vol des reliques au Moyen âge : furta sacra, Paris, Aubier, 1993.
- Andrea Nicolotti, Il processo negato. Un inedito parere della Santa Sede sull’autenticità della Sindone, Rome, Viella, 2015.
- Catherine Vincent, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du XIIIe au XVe siècle, Paris, Cerf, 2004.
Bonjour,
Le podcast n’évoque jamais le point de mystère central du suaire: l’image, comment elle a été formée, aucune explication solide et définitive n’arrive à être fournie dans la communauté scientifique. Cela explique l’abondante littérature scientifique sur le suaire qui continue (publications dans des revues scientifiques à comité de lecture). Évidemment, cela part de la photographie de 1898 (contestée à l’époque à tort par une frange de l’opinion, avant que les photos d’Enrie de 1931 ne closent le débat: pas de manipulation des clichés en 1898, c’est bien un négatif), mais surtout les études postérieures. Cf les travaux du STURP en 1978 qui ont étudié les propriétés chimiques de l’image, qui excluent notamment radicalement la possibilité que ce soit une peinture, ce que ne pouvaient savoir les gens du Moyen Âge.
Cela explique pourquoi la plupart des nouveaux articles scientifiques sur le suaire penchent pour l’hypothèse d’un linge authentique de l’antiquité, balayant la théorie du faux médiéval, qui n’a jamais pu être appuyée sur une explication de fabrication qui ne soit pas extravagante.
Merci à Julien pour cette réaction à laquelle je réponds sans doute trop brièvement.
L’argument de l’absence d’explication à la formation de l’image est une façon de renverser la charge de la preuve un peu trop commode : parce qu’on n’explique pas la formation de l’image, alors c’est le suaire du Christ ? L’argument me semble un peu court.
Une image dont on n’a pas expliqué la formation n’est pas par nécessité une image du Christ, il se peut qu’on n’ait pas encore compris sa technique de fabrication. Pour le saint Suaire, il me semble surtout qu’on a pas bien cherché. La plupart des groupes de recherches qui ont pu accéder à l’objet dans les années 70-80, à l’exception des trois labos du C14 qui datent l’objet du Moyen Âge émanaient de centres de sindonologie ou de la Confrérie du saint Suaire (c’est le cas du STURP), dans lesquels on défendait depuis plusieurs décennies la thèse de l’authenticité. Ces chercheurs ont appliqués au saint Suaire des techniques de scènes de crime, cherchant des traces de sang, d’ADN ou des éléments d’autopsie, les marques de la présence d’un corps, mais ils n’ont pas appliquées les protocoles des laboratoires de musées (sauf le C14).
Le seul spécialiste des objets de musées à avoir analysé des échantillons du suaire est Walter McCrone, spécialiste du faux en art et il affirme que l’empreinte est le produit d’une couche picturale. Pour lui le suaire a été réalisé par un procédé de tamponnage et son état actuel s’explique par la dégradation de cette couche de peinture médiévale. Il s’oppose sur ce point au groupe de recherche du STURP qui dit avoir trouvé du sang. Je n’ai pas les compétences pour arbitrer entre ces travaux publiés les uns et les autres dans des revues scientifiques reconnues – ce qui est très rare dans le dossier – mais il est incorrect de dire que personne dans la communauté scientifique n’a trouvé d’explication à la formation de l’image.
Par ailleurs les travaux du STURP n’excluent pas la thèse d’une facture humaine ; les conclusions publiées dans des revues scientifiques sont beaucoup plus mesurées : les chercheurs du STURP disent plutôt ne pas avoir trouvé de preuves d’une facture manuelle, par ex. dans le résumé des études publié par Schwalbe et Rogers en 1982.
Enfin, il est faux de dire que les « nouveaux travaux scientifiques » sont favorables à l’authenticité comme si tous les travaux récents allaient dans ce sens ; je peux multiplier les exemples de « nouveaux travaux scientifiques » dans lesquels on affirme au contraire que le saint Suaire est définitivement une image médiévale.